
Les dominateurs ont, pour chaque époque, besoin de se justifier pour asseoir leurs desseins : nous allons nous intéresser au cas du colonialisme français en Afrique. Une règle semble immuable : c’est après un acte réussi de domination qu’une justification élaborée prend forme. La justification est alors invoquée comme une cause profonde de cette domination.
A partir du milieu du XVIIème siècle, l’Etat français prend part à la traite négrière atlantique : l’esclavage devient un système utilisé à une échelle industrielle. Peu à peu est niée aux Noirs la qualité d’êtres humains ou le fait d’avoir une « âme », alors que quelques siècles plus tôt, une grande partie de l’Afrique était le lieu d’empires à stature mondiale traitant d’égal à égal avec leurs homologues des autres continents. La justification de l’esclavage s’appuie également sur la parole sacrée biblique. Puisqu’à ce moment-là beaucoup d’Africains sont moins vêtus que les Européens et n’en ont pas honte, l’explication est alors que les Noirs sont l’incarnation des Canaanites, descendants d’un des fils de Cham, qui s’était esclaffé en voyant son père Noé ivre et dénudé – ce dernier décrétant que Canaan et sa descendance seraient à jamais des serviteurs [1]. Des raisons climatiques sont aussi avancées. C’est l’avis de Montesquieu, qui dans L’esprit des lois soutient que la chaleur du climat influence de manière néfaste la nature de l’homme et de sa société [2] ! ». Le travail forcé et le code de l’Indigénat sont instaurés. C’est aussi le siècle de l’invention du concept de « race », la science étant convoquée pour prouver l’existence de « races » supérieures et inférieures. Alfred de Gobineau, dans son Essai sur l’inégalité des races humaines en 1853, énonce sa conception de la supériorité aryenne. Il distingue trois races : la race noire, variété « la plus humble qui gît en bas de l’échelle », la race jaune, dotée de « raison pratique » mais dont la pente naturelle n’est autre que la « médiocrité », et la race blanche, animée par l’honneur et jouissant d’une « aptitude civilisatrice ». C’est aussi l’époque où les peuples colonisés sont considérés par beaucoup de scientifiques et de penseurs comme appartenant à un stade intermédiaire de l’évolution, à mi-chemin entre l’homme et l’animal. Selon diverses théories, les « races inférieures » sont vouées naturellement à l’extinction [3] . Leur vie est jugée « sans valeur ». Les peuples « arriérés » sont coupables de ne pas savoir « mettre en valeur » leurs territoires. Les peuples véritablement « civilisés » ont besoin d’un « espace vital » [4]. L’idée d’extermination prend forme [5]. L’histoire de la colonisation aura son long cortège de massacres. Pour faire passer la justification autrement, on invoque aussi « le fardeau blanc », ce devoir d’aider les civilisations inférieures : « Il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le droit de civiliser les races inférieures », déclare Jules Ferry devant la Chambre des députés, le 28 juillet 1885. Les promesses d’assimilation - à long terme, car ces peuples sont considérés comme étant au stade de l’enfance – jalonnent l’histoire de cette domination. Le célèbre sociologue Lévy-Bruhl invente le concept de pensée prélogique pour les peuples dits primitifs, concept qu’il reniera à la fin de sa vie.
En 1960, les Etats-Unis, colonie autrefois contrôlée par le Royaume-Uni et devenue entre-temps première puissance mondiale, exigent de la part d’une France affaiblie par la 2ème guerre mondiale la reconnaissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il s’agit de couper l’herbe sous le pied du camp soviétique. Grâce aux Américains, la France devient une puissance nucléaire [6]. Mais dans ce contexte, l’indépendance ne signifie pas la fin de l’assujettissement mais le contrôle de la moitié du continent par le camp occidental via la France. Tous les moyens seront utilisés pour faire mentir cette légalité. C’est ainsi que De Gaulle, beaucoup moins souverainiste qu’il ne le laisse paraître, crée la Françafrique [7], réplique en Afrique de l’arrière-cour américaine en Amérique latine. On programme donc l’élimination de l’opposition démocratique, avec une version « french », plus disparate mais tout aussi efficace, de l’opération Condor [8]. Une vingtaine de dictatures sont installées et protégées sous le vocable « coopération ». C’est l’ère des partis uniques, seul moyen selon les ex-colonisateurs de mettre de l’ordre dans des territoires aux multiples composantes humaines prêtes à s’entredéchirer. On signifie à l’opinion publique que l’Afrique n’est pas prête pour la démocratie, alors que celle-ci dans la période pré-coloniale fourmillait d’exemples démocratiques très complexes. « Guerre froide » devient le mot de passe pour placer des dictateurs, remplaçants commodes des gouverneurs coloniaux. Ils s’accaparent l’Aide au développement, obtenue grâce à la générosité publique française, et sont chargés d’en faire profiter les entreprises françaises et de la redistribuer aux grands partis politiques français, prenant une commission au passage. Le pillage des matières premières est rationalisé. La France conserve son rang de grande puissance diplomatique grâce aux votes de ses ex-colonies en sa faveur à l’Onu. L’approvisionnement en énergie (pétrole, gaz, uranium) est assuré par des accords de coopération qui comprennent un volet militaire essentiel au maintien de la Françafrique.
En 1990, l’URSS s’effondre. C’est le moment que François Mitterrand choisit pour son discours de la Baule où il conditionne de l’aide de la France à des avancées démocratiques. C’est l’ère de la démocrature, où bourrage des urnes rime avec répression des velléités démocratiques des Africains, qui tentent une fois de plus de prendre aux mots le discours officiel français. On assiste à recrudescence de l’instrumentalisation de l’ethnisme, une doctrine coloniale dont sont imprégnées plusieurs générations de politiciens français et africains. Mongo Beti dira du tribalisme qu’il est « la tarte à la crème du discours néo-impérialiste. Il est en passe d’évincer le cannibalisme, naguère si cher à la langue de bois du colonialisme pur et dur ». C’est la dernière cartouche des régimes usés, mais elle crée des dégâts considérables. Il s’agit d’une resucée du vieil adage « diviser pour mieux régner ». Un élément clé de guerre psychologique, qui, appliqué à la doctrine militaire française de lutte anti-subversive, a donné des « résultats » spectaculaires : le génocide des Tutsi a fait un million de morts en trois mois. Ce ne sont pas les Français qui tenaient les machettes, se justifient les politiciens. A-t-on atteint le stade ultime de contrôle des populations, sorte d’auto-répression par la manipulation psychologique ? Près de cinq décennies après les indépendances, l’Afrique est déstabilisée et s’est considérablement appauvrie. La Françafrique, à part quelques rares cas, est toujours aussi puissante. Elle redevient insaisissable en se mondialisant.
Il faut également réactualiser les justifications, parce que la science et l’ethnologie du XIXème siècle ont tendance à devenir obsolètes pour les franges les plus évoluées de l’opinion publique. Aujourd’hui certains journalistes influents ont remplacé les ethnographes. C’est ainsi que Stephen Smith martèle le leitmotiv géopolitique affirmant que depuis la fin de la guerre froide, l’Afrique n’intéresse plus personne, en jurant que la France a « abandonné » l’Afrique. Puis il remet sur orbite un vieux mythe de la colonisation : « leur civilisation matérielle, leur organisation sociale et leur culture politique constituent des freins au développement » (Négrologie [9], p.49) . « L’imprévoyance et la faillite de l’Etat expliquent la résurgence de fléaux ataviques. » (p.43) « Peut-on vraiment parler du sous-développement sans le mettre en rapport avec les cultures africaines ? » (p.28). Dans cette sémantique moderne, la culture remplace la race. « Depuis l’indépendance, l’Afrique travaille à sa recolonisation. (…) [Les] Africains sont condamnés à moins qu’ils ne cessent leur œuvre collective d’autodestruction » (p.23). « N’ayant jamais atteint un niveau d’organisation sociale, de formation de leur main d’œuvre et de productivité qui fondent le développement, et qu’aucune ligne de crédit ne saurait compenser, les pays Africains, eux, tendent la main faute de pouvoir gagner leur vie autrement » (p.105).
La rhétorique du suicide des Africains fonctionne à plein. Elle s’accompagne d’une sorte de néo-darwinisme social, où selon Smith « ceux-ci ne sont donc pas en retard parce qu’ils sont passés sous le joug colonial - mais l’inverse : ils ont été conquis si aisément parce qu’ils étaient sous-développés » (p.89). Eugène Bodichon, illustre médecin républicain, avant de conclure que l’extermination était « un bien », « une harmonie », une mission dont « certains peuples sont chargés », écrivait en 1847 : « Si, au lieu des Arabes qui, en Algérie, s’assassinent, se pillent, (…) ne produisent rien » ; si, « au lieu de cette race, qui outrage la nature et l’humanité par son état social, (…) il n’y en avait pas (…), la nature et la civilisation y gagneraient [10] ». Un siècle et demi plus tard, l’écho de ce constat où l’absence des habitants colonisés ou à coloniser serait salutaire résonne dans les écrits de Stephen Smith : « « si six millions d’Israéliens pouvaient, par un échange standard démographique, prendre la place des Tchadiens à peine plus nombreux, le Tibesti fleurirait et une Mésopotamie africaine naîtrait sur les terres fertiles entre le Logone et le Chari. » (p. 49) Parole d’expert ! Ecrit dans une période où l’auteur était plus nuancé, le titre d’un de ses premiers livres « L’Afrique sans Africains. Le rêve blanc du continent noir » prend un sens nouveau et ambigu…
13 juin 2004, mis à jour le 30 avril 2007 Stéphane Constant
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